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Je suis en chantier (Christine Delbecq)

Le texte qui suit, je l’ai écrit en 2008, inspirée par une oeuvre de l’artiste plasticienne Christine Delbecq (cf les deux photos). Il s’intitule « Je suis en chantier », suivi de « Journal d’archéologie ».

 

 

 

 

Je suis en chantier. Je suis un vaste chantier.

 J’ai entrepris des fouilles de moi-même.

Ma recherche archéologique a débuté il y a quelques années. Et, aujourd’hui, accroupie en moi-même, je continue à gratter le (mon) terrain. Je le ronge, je le grignote. On me dit que je cherche du vent. Mais, parfois, je trouve des choses.

Et j’exhume.

Ce que j’extrais du sol de ma vie personnelle n’est pas forcément toujours en très bon état. Le temps passé dans ces profondeurs humides (ou sèches ?), à l’abri de l’air et de la lumière, donne cependant des résultats encourageants pour le déchiffrage.

Mes vestiges à moi sont suffisamment bien conservés pour donner lieu à des décryptages intéressants.

 
J’ai notamment découvert une série d’objets que je nommerais pour l’instant « manuscrits » faute d’en savoir plus long. J’en ai sorti sept à ce jour. Je pense qu’il n’en existe pas davantage. Le chiffre sept a toujours été symbolique.

Chaque pièce de cette découverte, je l’ai fixée à l’intérieur d’un cadre après avoir soigneusement nettoyé et lissé la matière. Celle-ci semble être de type textile. J’en dirai plus quand je l’aurai étudiée en détail.

Je vois des signes qui apparaissent sur (ou sous) « l’étoffe » et qui pourraient être une écriture inconnue.

Arbitrairement, j’ai rangé ces pièces dans un certain ordre. Epinglées au mur, elles seront plus faciles à étudier. Je pense que chacune aura des secrets à révéler, mais il faudra sans doute que j’établisse des rapprochements (des comparaisons, des liens, des rapports) entre elles. Elles doivent sans doute se compléter les unes les autres. Ou s’expliquer l’une l’autre.

Ma connaissance de mon sous-sol intime suffira-t-elle à venir à bout de ces objets et de leurs mystères ? Le site où je prospecte depuis un certain temps m’a permis de mettre au jour des choses inattendues (étonnantes). Cette archéologie de moi-même est décidément captivante.

Et cette fois, avec cette série, j’ai l’impression que j’entre dans une nouvelle phase, plutôt difficile. Les pièces en question reposaient dans une couche que je n’avais pas encore explorée. Elles n’ont pas d’équivalent, je crois, parmi tout ce que j’ai déjà exhumé. Je ne les situe donc pas dans une époque définie ni dans un style connu.

 Journal d’archéologie

1er jour

S’il s’agit d’une écriture (et je penche sérieusement pour cette hypothèse), elle est relativement serrée. Certaines lettres (idéogrammes ?) s’échappent, glissent, et coulent vers le bas du parchemin. L’auteur (dois-je dire « moi » ?) aurait posé son alphabet comme on sème des petits cailloux blancs. Plutôt rangés, ordonnés. En lignes. Des pages d’écriture, il me semble, rédigées cependant dans une évidente impatience, une précipitation, une fougue…Journal intime ? Correspondance ? Les textes sont par endroits effacés, ou recouverts. Tronqués parfois. Ou devinés par transparence.

2ème jour

Après analyse, le support s’avère être du tissu. Mais du tissu humain que l’auteur (j’ai de la peine à dire « je ») aurait sans doute arraché à lui-même par endroits. L’évocation de ces déchirements me procure un relent de douleurs quelque part à l’intérieur de moi, ce qui confirmerait l’idée de tissu humain (osseux, nerveux…). Les cicatrices sont encore fraîches apparemment. Je déterminerai une date plus tard.

3ème jour 

En fait, l’écrit se trouve être pris entre deux surfaces. La partie supérieure laisse parfois entrevoir les inscriptions dessinées sur une partie intermédiaire. Comme si ce texte avait été volontairement caché. (Je pense à ces trésors que l’on dissimule sous le papier peint, derrière l’armoire, en temps de guerre…)

Les fouilles entreprises, ainsi que les extractions en pleine lumière, ont dû encore déchirer et abîmer ces rideaux que l’auteur (moi ? ) avait tendus volontairement par-dessus son texte.

4ème jour

Comme tout résultat de fouille, celui-ci me laisse un goût de remord. Avais-je le droit de mettre au jour ces secrets intimes ? Même si ce sont les miens. Leur destin n’était-il pas de rester à jamais ignorés ?

7ème jour

Voilà trois jours que je me heurte à cette impossibilité de traduction du texte…Il me manque une stèle de Rosette ! Je me bats avec ces lambeaux de manuscrits, sans dénicher la moindre signification. Je ressens juste une certaine fièvre dans ce jet d’écriture. Semblable, d’ailleurs, à celle que j’éprouve à la décrypter.

8ème jour

Je me dis parfois qu’il s’agit peut-être du même texte. Repris sept fois. Mais que l’auteur cache, ou dévoile. Comme un clignotement de paupières. Paraît ou disparaît. Montre et dissimule. Hésite.

Je le relis mille fois. (Mais comment peut-on « lire » des alignements de « mots » que l’on ne comprend pas ?) Les mêmes signes me sautent aux yeux. Un refrain…Une partition… Je ne sais pas.

Et je n’ai peut-être pas porté assez d’attention aux couleurs. Le gris. Le noir. Le blanc. Elles auraient une signification…

9ème jour

L’une des pièces m’intrigue particulièrement. Grise. Le texte y est comme lavé, délavé. Effacé. Rageusement. On dirait que le texte pleure. Par morceaux (phrases ?), il devient « illisible ». Les signes ont diminué de taille et pris l’aspect de points en relief. Petits clous. Tel du Braille…Spontanément, j’ai placé cet objet en dernier dans la série.

10ème jour

J’ai décidé de tout « lire » avec les doigts. Les yeux fermés.

Du rugueux. Du tissé. Un peu de peau rêche. Des aspérités à peine perceptibles. Des petites dénivellations qui tiennent tout juste sous mon index. De l’humide séché…Un peu râpeux. Des chatouillis d’effilochés. Des répétitions de sensations. Avec des nuances de modifications.

J’ai peu à peu l’impression de mieux comprendre ce qui se déroule ici. Le courant passe.

11ème jour

Brutalement, aujourd’hui, j’ai décidé d’abandonner ces manuscrits et je me remets à mes ratissages, forages et carottages, ailleurs, dans mes cavités souterraines. Je ne sais d’où me vient cette urgence…Hier soir, j’ai soudain réalisé qu’il s’agissait peut-être de lettres d’amour. Et à cette pensée, est monté dans ma gorge un gros sanglot d’enfant.

Des lettres d’amour qui seraient restées lettres mortes.

J’ai placé les manuscrits dans ces grandes boîtes-sarcophages où je conserve toutes mes découvertes et je les ai stockés dans les réserves de mon musée intime.

 mijo

1 comment to Je suis en chantier (Christine Delbecq)

  • anne gorouben

    merci,
    cette archéologie de la « peau » ramène forcément au plus profond
    et laisse le chantier en bel état de recherche permanente
    anne gorouben

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